1) Abattage et mort de l’animal
1) Un peu d’histoire
Publication de référence : Élaboration sociale des régimes de sensibilité à la mise à mort des animaux (19e-20e siècles).43
Du Moyen Âge jusqu’au 19e siècle et parfois même jusqu’au début du 20e siècle, les animaux de boucherie sont mis à mort dans des tueries individuelles en pleine ville. À proximité de leur étal, les bouchers disposent d’un espace ouvert qui permet à tous de voir l’abattage des animaux. Cela fait dire à Maurice Agulhon que, pour beaucoup de métiers, « en tous temps le travail dans les échoppes et boutiques avait débordé sur la voie publique ; quand on en avait besoin, la rue formait pour l’atelier un élargissement commode, en même temps qu’un égout. Bref, depuis toujours, la rue était un lieu où l’on pouvait voir égorger le bétail44».
2) L’intolérance au sang
Dès la fin du 18e siècle, l’hygiénisme des élites sociales commence à vilipender ces lieux qui favorisent les miasmes autant que les scènes jugées immorales. L’épanchement du sang animal et son imprégnation dans la ville cristallisent alors toutes les peurs du malsain. « Le sang ruisselle dans les rues, il se caille sous vos pieds, et vos souliers en sont rougis45 », rapporte Louis‑Sebastien Mercier. Cette invasion, pourtant ancienne, de l’espace public devient source d’une anxiété nouvelle. […] La création des abattoirs ravit donc les élites sociales et urbaines, apôtres de l’hygiène publique. Jean Reynaud, disciple de Charles Fourier, s’en félicite dans le long article qu’il leur consacre dans l’Encyclopédie dirigée avec Pierre Leroux. « Il est aisé de voir que les progrès de la civilisation doivent infailliblement porter avant peu toutes les villes un peu considérables à établir des abattoirs publics. […] On conçoit l’avantage que les abattoirs procurent, sous le rapport de la salubrité, aux villes qui en sont pourvues : l’autorité, ayant une surveillance plus facile sur les animaux que les bouchers se proposent d’abattre, peut, lorsqu’elle est vigilante, empêcher les fraudeurs de répandre dans le peuple des viandes provenant d’animaux malades ou malsains ; […] le mouvement des rues se trouve en même temps affranchi de l’embarras du passage des bestiaux, et même des dangers qui en résultent souvent.46 » Si Jean Reynaud insiste sur l’amélioration de la circulation et de l’hygiène, c’est bien cependant dans le domaine de l’hygiène morale que le succès des abattoirs doit être le plus grand : la disparition du « spectacle dégoûtant du sang » et des « scènes cruelles » doit adoucir les mœurs. Cette dernière idée structure de manière fondamentale le regard de la société industrielle sur ses animaux d’élevage : la violence dans les relations avec eux doit être évitée et, à défaut, cachée.
3) La naissance des abattoirs
Le décret impérial du 9 février 1810 qui crée à Paris cinq tueries est l’acte fondateur des abattoirs. Le terme apparaît définitivement dans l’ordonnance de police du 11 septembre 1818 […]. Dès lors, les bouchers parisiens ont interdiction de se servir de leurs étables et de leurs tueries particulières pour le séjour et l’abattage des animaux. Devenu communal, l’abattoir est contrôlé par le ministère de l’Intérieur mais dépend aussi du ministère du Commerce en sa qualité d’établissement insalubre. […] Il faut se garder de généraliser la situation parisienne et d’imaginer une France du 19e siècle se couvrant d’abattoirs plus ou moins importants. Si à la fin du siècle, les grandes agglomérations possèdent toutes un grand établissement communal, ce n’est pas encore le cas des régions plus rurales. Longtemps les tueries privées sont autorisées, même dans les grandes villes. […]
4) Adoucir la violence : les mutations de la langue
L’enfermement progressif de la mort des animaux de boucherie contribue à l’éloigner de l’environnement sensible de la société. Cet éloignement s’accompagne, pour le public, d’une déréalisation de l’acte de mise à mort qui se manifeste dans le vocabulaire employé pour le désigner. Dans le Dictionnaire de l’Académie française de 1798, l’« abattage » (qui s’écrit « abatage ») désigne seulement « entre marchands de bois, la peine et les frais pour abattre les bois qui sont sur pied [47]». Ce n’est que dans l’édition suivante, en 1832, qu’il prend aussi le sens que l’on connaît aujourd’hui : « L’action de tuer, de mettre à mort les chevaux, les bestiaux, etc.[48] » Le terme « abattoir » n’est pas mentionné dans l’édition de 1798 mais seulement dans celle de 1832 : « Bâtiment où l’on tue les bestiaux pour les boucheries. » Il va peu à peu se substituer au mot « tuerie » jusqu’à le rendre obsolète au cours de la seconde moitié du 20e siècle. Sa définition en qualité de « lieu où l’on tue des animaux pour en vendre la chair à la boucherie » a disparu dans la huitième édition de 1935. […] Cette déréalisation a également été favorisée par la dissociation qui s’est faite progressivement entre le « tueur » et le « boucher », depuis toujours confondus. La généralisation des abattoirs et l’attachement à ces établissements d’un personnel fixe ont contribué à spécialiser et à disjoindre les tâches de l’abattage. Le « tueur » reste à l’abattoir et le boucher se voit « innocenté » de la mort de l’animal. Il peut alors d’autant mieux se consacrer à un commerce que l’hygiénisme des 19e et 20e siècles veut toujours plus « propre » et contrôlé. Le constat de Norbert Elias quant au dégoût progressif qu’inspirent les animaux entiers posés sur les tables lors des repas de la noblesse et de la grande bourgeoise à l’époque moderne peut dès lors s’appliquer à l’évolution de l’abattage des animaux : « Ce qui offense la sensibilité est relégué maintenant dans les coulisses, loin de la vie sociale. [49] »
5) Au XXe siècle, abattre les animaux sans souffrance
À partir de la fin du 19e siècle, au moment où l’enfermement des animaux de boucherie dans les abattoirs se généralise, on remarque dans les discours savants un souci nouveau de la manière de mettre à mort les animaux. Comme si, une fois assurées l’hygiène et la moralité publique, la crainte se fixait désormais davantage sur la souffrance des animaux que sur l’épanchement de leur sang. […]
[47] Dictionnaire de l’Académie française, Paris, J. J. Smits et cie, 5e éd. 1798, p. 3.
[48] Dictionnaire de l’Académie française, Paris, Firmin Didot frères, 6e éd. 1835, t. I, p. 15.
[49] Norbert Elias, La Civilisation des moeurs, Paris, Calmann‑Lévy, 1939, 1973, p. 169‑173.
Témoignages d'éleveurs
Antoine Thibault est éleveur de vaches laitières, sa vidéo fait suite à celle de Rémy Gaillard sur les conditions ignobles dans un abattoir d'Alès.
Cette éleveuse belge de vaches fait attention au bien-être de leurs animaux jusqu'au bout de leurs vies. Pour elle l'abattoir est dans la continuité des choses, mais une mort instantanée ne produit pas nécessairement de souffrance.
M. Cazotte est éleveur de brebis et d'agneaux à viande, il ne consomme pas ses propres produits. Certaines de ses bêtes restent à la ferme.
Bruno Moline est éleveur de moutons à viande, il préfère mener lui-même ses bêtes à l'abattoir, pour assurer qu'il n'y ait pas de maltraitance jusqu'au bout de leur vie.
Alexandre Hemet est éleveur de chèvres laitières, il parle de se blinder face à la mort de ses animaux.
Témoignages d'éleveurs face à la mort de leurs animaux, par la confédération paysanne
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